Austerlitz avant la Bérésina
Au sein de la destruction immobile on
apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux
jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir
rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondré par un
obus avait servi de guérite à ce soldat : il y vécut en rongeant sa
loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main
lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour
emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traînait vers
Napoléon : Napoléon ne l'attendit pas.
Le silence des soldats,
hâtés du froid, de la faim et de l'ennemi, était profond ; ils
songeaient qu'ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils
apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la
respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons
en retraite.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe - Livre vingt-unième - Chapitre 5
SRY